A la tribune de l’université de Sétif, pleine à craquer (1.700 personnes), avec beaucoup de jeunes étudiants.
Henri POUILLOT, Témoin de la Guerre d’Algérie, Auteur des Livres "la Villa Susini" et "Mon Combat contre la Torture"
Secrétaire National du MRAP (Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples)
Membre du Conseil National de l’ARAC (Association Républicaine des Anciens Combattants)
Pour une amitié entre les peuples Algériens et Français
Le 8 Mai 1945, je venais d’avoir 7 ans, et pour moi, comme la quasi-totalité des Français, cette date fut une explosion de liesse, de manifestations, de fêtes pour célébrer la liberté retrouvée, la fin du nazisme. D’autant plus qu’à cette époque, je vivais dans un tout petit village, qu’il n’y avait pas d’électricité, et que les rares postes à galènes avaient du mal à capter Radio Londres, les seules informations écoutées pendant la guerre. Les massacres de Sétif ne furent pas évoqués, seuls quelques "spécialistes" en eurent connaissance dans les mois qui suivirent, même des ministres n’en ont été informés que plusieurs jours plus tard. Même à Alger, il a fallu plusieurs semaine savant de savoir ce qui s’était passé. En France métropolitaine, la colonisation pesait très lourd dans les mentalités. Les "indigènes" ou autochtones n’étaient pas considérés comme des citoyens à part entière : la France avait pour mission de leur apporter la civilisation. Ils avaient pu servir dans l’armée française, en 1914/18 ou en 1940/45 mais toujours dans les unités les plus exposées : une perte d’un tirailleur sénégalais ou marocain était quand même moins grave. Je pense qu’il est important de replacer ces évènements dans leur contexte de l’époque.
Quand je suis arrivé à Alger en juin 1961, avec l’uniforme de l’armée française sur le dos, je n’avais pas encore pris conscience de l’importance de ce massacre ni sa signification. Je pense que c’est à l’occasion d’arrestations d’Algérois que j’ai découvert petit à petit ce que représentait dans la mémoire collective ce traumatisme.
Pourtant c’est bien ce mouvement d’aspiration à une liberté légitime, réprimé dans le sang, qui sont les prémices au déclenchement de cette guerre de libération du joug colonial.
Parce que la pratique de la colonisation engendrait une politique de négation de la reconnaissance des droits fondamentaux de l’homme, une prise de conscience, une volonté d’obtenir la qualité de citoyen à part égale germa et s’exprima, à sa façon, dans le mouvement de libération de l’époque. Mais le massacre de dizaines de milliers d’Algériens, loin de régler cette aspiration, aura l’effet d’une bombe à retardement qui explosa neuf ans plus tard.
C’est à la Villa Susini d’Alger, où je me suis trouvé affecté en juin 1961, comme appelé, que j’ai compris comment la colonisation était une formidable machinerie d’humiliation de l’homme, à cause de ses origines. Le statut de l’"indigénat", cette mise en cause des droits de l’homme permettait aux "forces de l’ordre" de commettre toutes les exactions, les crimes contre l’humanité, dans cette logique infernale. J’ai découvert le formidable décalage de traitement des FSE (Français de Souche Européenne) et des FSNA (Français de Souche Nord Africaine), ces derniers n’ayant l’appellation de Français que pour le travail, la chair à canon, surtout pas pour l’expression. N’oublions pas qu’il avait semblé "révolutionnaire" d’accorder, dans cette assemblée algérienne, autant de sièges aux deux collèges, même si une voix de FSE valait dix voix de FSNA.
Comme j’ai tenté de l’expliquer dans mes témoignages (que ce soient dans mes deux livres ou dans les documentaires télévisés, les interviews), seul, ne pouvant m’opposer à ces odieuses pratiques de la torture institutionnalisée, réalisée à grande échelle dans cette magnifique Villa, je me considère, même si ce n’est pas de la même façon que les supplicié(e)s, une victime de ce barbarisme. C’est pour cela que j’ai tenu à témoigner, à apporter ma contribution à ce combat. La noble lutte pour les droits de l’homme impose de s’opposer à toutes les formes d’atteintes à la dignité humaine que ce soient :
Les tortures, viols, exactions diverses, correspondants à des crimes contre l’humanité commis pour des raisons politiques, religieuses, philosophiques ou autres.
Le droit d’expression (y compris celui de la presse), parce que la possibilité de savoir ce qui se passe est le principal rempart à toutes les dérives condamnables.
Mon expérience douloureuse de cette Guerre d’Algérie, m’a donc conduit à témoigner pour expliquer dans quelles conditions je me suis retrouvé confronté à de telles épreuves, et pour que les générations futures, nos enfants, petits enfants ne connaissent plus les horreurs que nous avons connues quand nous avions vingt ans. Par philosophie, principe moral, on peut condamner la pratique de la torture, quand on a assisté à des séances, il n’y a plus un seul être humain digne de ce nom qui puisse tolérer de tels comportements, une telle barbarie. Mais les images venues d’Irak, après celles d’Afghanistan, de Serbie… ne sont pas disparues de la mémoire, d’autres centres pratiquent encore la torture comme une institution. L’école Française a très largement exporté ses théories, ses pratiques rodées pendant la guerre d’Algérie, que ce soit au Vietnam, ou sur le continent américain. Les USA tentent de donner une lecture déformante des traités internationaux. L’élite de l’Armée française, en publiant dans sa revue "Le Casoar" un dossier sur cette question, réclame un cadre juridique à la torture. Cette question reste donc d’actualité, et doit recevoir la réponse officielle, internationale, qu’elle mérite : la condamnation, l’interdiction totale, sans aucune restriction possible. En effet il n’y a aucune justification possible, qu’elle soit politique, religieuse, philosophique… pour que l’homme puisse se comporté envers d’autres hommes, comme une bête sauvage. Heureusement, l’opinion publique mondiale progresse, lentement, trop lentement, mais il y a une exigence internationale pour que les responsables de telles pratiques soient traduits devant les tribunaux, et y compris les tribunaux internationaux, quand certains pays ont voté des lois d’exception, des lois d’amnistie. Par exemple, il y a actuellement une démarche pour obtenir que Romsfeld soit traduit devant les tribunaux pour sa responsabilité en Irak, afin que ce ne soient pas seulement les lampistes qui soient condamnés.
A l’aube de ce 21ème siècle, il est important que les deux peuples Algériens et Français, dont tant de familles ont des attaches des deux cotés de la Méditerranée, puissent tourner une page si douloureuse de leur histoire commune, mais cela ne peut pas se faire sans oublier, sans condamner les crimes contre l’humanité, TOUS les crimes contre l’humanité, commis à cette occasion, sur la base d’un engagement au respect fondamental des droits de l’homme et de toutes ses facettes. Le travail de mémoire est indispensable, sans négation, sans dissimulation des réalités. C’est le seul moyen de comprendre la marche de l’histoire et d’éviter qu’elle ne bégaie.
En reprenant ma casquette spécifique de membre du Conseil National de l’ARAC (Association Républicaine des Anciens Combattants), je voudrais reprendre cette idée qui nous est chère : L’ARAC, tout au long de son histoire, a combattu le colonialisme. Elle voit en la "Fondation du 8 Mai 1945", son organisation sœur en Algérie. Elle s’associe à la mémoire entretenue aujourd’hui pour l’éducation des jeunes générations d’Algériens. Voila déjà plusieurs années que nous souhaitons ériger en Kabylie un monument, en partenariat avec nos frères de la "Fondation du 8 Mai 1945", à la mémoire des victimes massacrées il y a 60 ans. Nous souhaitons pouvoir mener à bien ce projet qui nous tient à cœur. Nous appelons également de tous nos vœux la possibilité de venir sur ces lieux de larmes, partager avec nos frères Algériens nos aspirations communes de paix, de solidarité et d’amitié entre nos deux peuples.
Aujourd’hui un grand débat est lancé : la France doit elle demander pardon, faire acte de repentance ou condamner son action passée ? Vers quel traité d’amitié entre l’Algérie et la France ? La reconnaissance, par Monsieur l’Ambassadeur de France en Algérie, des massacres de Sétif, il y a quelques semaines, est certes un premier pas, un pas important dans cette voie, mais très insuffisant. Monsieur Michel BARNIER, ministre français des affaires étrangères dans l’interview qu’il vient de donner ce 8 Mai au journal El Watan confirme et valide les déclaratons de l’Ambassadeur. Je me dois d’intervenir à ce sujet. Comme Français, témoin de cette guerre d’Algérie qui en découlera, je considère que ces propos officiels sont scandaleux, inacceptables : Non cette "tragédie n’est pas inexcusable", elle est condamnable et elle doit être condamnée de façon claire et nette(*). Ces "événements" ne sont pas le "déchaînement d’un climat de peur, de manifestations" comme cela a été déclaré, renvoyant en somme dos à dos deux groupes de manifestants. Le jeune Saal Bouzid, 26 ans, n’avait ni peur ni haine, il brandissait simplement le drapeau algérien, c’est pour cela qu’il a été abattu. C’est le résultat d’une politique de colonisation, d’humiliation d’"indigènes" qui n’avaient pas le droit d’être des citoyens à part entière. C’est le pouvoir politique et militaire de l’époque qui a délibérément orchestré cette répression féroce. Hier, j’ai rencontré des témoins de ces massacres qui m’ont expliqué comment, ce 8 Mai 1945, ils voulaient fêter cette perspective de liberté et comment elle a été réprimée, de sang froid, par ordre du pouvoir en place. Les propos officiels de la France, à ce jour, sont donc profondément choquants pour les Algériens, insultants même. De plus le ministre demande également aux historiens de poursuivre leurs travaux, rien de plus naturel, mais il y a assez d’éléments concrets pour condamner dès maintenant, sans attendre encore plus longtemps tous les crimes contre l’humanité commis pendant la Guerre d’Algérie qui sont déjà bien connus : tortures, viols, bombes au napalm, crevettes Bigeard…qui n’ont encore jamais été condamnés, officiellement, et que plus personne n’ose contester. Qu’attend la France pour condamner sans appel, par la voix de ses plus hautes autorités, les crimes contre l’humanité commis en son nom dans toute cette période de la colonisation, et tout particulièrement de 1945 à 1962 ? Le Président Bouteflika, tenant compte de son opinion publique, demande officiellement la reconnaissance par la France de ses crimes de guerre, et qu’elle les condamne. La presse algérienne dans sa quasi unanimité s’exprime pour refuser une demande de pardon ou de repentance, elle estime à juste titre que ce doit être une condamnation claire et totale de tous ces crimes. Les Algériens ont raison.
Dans une autre partie de cette même interview du ministre, au sujet de la loi du 23 février 2005, qui demande à reconnaître le rôle positif de la colonisation, tout particulièrement en Afrique du Nord, les réponses données sont totalement indignes d’un ministre. Cette loi, dans son article 4, grave comme dans le marbre un carcan pour l’enseignement de l’histoire traitant de la colonisation et prétendre le contraire est une insulte, en effet cela signifie :
Que l’on considère que les anciens indigènes d’Algérie sont si incultes qu’ils ne sont pas capables de lire le texte et qu’ils n’ont rien compris.
Que les professeurs de faculté français spécialistes pour la plupart des questions de la colonisation, sont de fieffés menteurs.
De tels mensonges sont inacceptables et inexcusables, d’autant plus quand ils émanent d’un ministre solidaire du gouvernement qui a fait voter cette loi scélérate. Au moment de la commémoration des massacres de Sétif, Guelma, Kherrata… 60 ans plus tard, prétendre aux Algériens que la Colonisation, et tout particulièrement en Algérie a eu un caractère positif est profondément insultant.
Un traité d’amitié Franco-Algérien, est annoncé comme imminent, et devant être signé dans le courant de cette année. Ce serait évidemment une excellente chose, tout le monde le souhaite. Il ne peut sentir le pétrole ou le gaz. Il ne peut avoir un sens et une solidité, que s’il est établi sur une base claire, sans compromission, dans le respect fondamental des droits de l’homme, avec toutes ses diverses composantes, garantie essentielle de respects communs, des deux côtés de la Méditerranée.
Je veux rêver que mes petits enfants, nos petits enfants français et algériens vivent dans ce bassin méditerranéen, une vie de bonheur, de paix, d’amitié profonde. Que ce 8 mai 2005, 60 ans après ces massacres, soit un anniversaire pour ne pas oublier, pour tourner une page, mais en ayant condamné clairement ces crimes.
Vive l’amitié entre nos deux peuples Algérien et Français.
(*) A ce moment toute la salle bondée se lève et applaudit pendant un long moment. Quelle émotion !!!
L’accueil, et les témoignages de ces manifestants du 8 Mai 1945 resterons des souvenirs plein d’émotions.