Mohamed Garne a publié le 28 novembre 2016 dans Médiapart cette lettre ouverte à Emmanuel Macron après qu’il ait déclaré : "Oui, en Algérie, il y a eu la torture, mais aussi l’émergence d’un État, de richesses, de classes moyennes, c’est la réalité de la colonisation. Il y a eu des éléments de civilisation et des éléments de barbarie."
Monsieur le Ministre
Permettez-moi d’abord de saluer votre engagement pour le renouveau, la rénovation de l’engagement politique et la lutte contre les discours de haine et de division. Ces derniers ne sont plus réservés à l’extrême droite, certains politiques de droite comme de gauche ont oublié, ces dernières années, les valeurs de l’égalité, de la justice et des droits humains.
J’ai pu mesurer en lisant les premières pages du livre, que vous avez publié récemment, à quel point vous êtes attaché à ces valeurs. Vous êtes également attaché à la lecture, à la littérature et à l’histoire de France.
Dans cette histoire, il n’y a pas eu que des pages glorieuses. Le régime de Vichy, l’esclavage et la colonisation, plus particulièrement en Algérie, constituent des pages qui suscitent encore beaucoup de débats. Contrairement à une Allemagne, qui a assumé son passé et dont les dirigeants n’hésitent pas à rappeler la responsabilité historique de leur pays dans les crimes contre l’humanité, la France n’arrivent toujours pas à clore le chapitre 1830 à 1962 de son histoire.
La France de 2005 a essayé de faire adopter une loi pour reconnaître « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord". Heureusement que le Président Jacques Chirac a décidé de mettre un terme définitif à une polémique qui était autours de l’article 4 de la loi du 23 février 2005. Ce même Chirac, qui avait le courage de reconnaître le rôle de Vichy dans la déportation.
Ce n’est pas aux politiques d’écrire l’histoire, ni de faire une apologie de la colonisation. Cette loi a été présentée et défendue au parlement par Michèle Alliot-Marie, celle qui était prête à offrir "le savoir-faire français" au service de l’ancien dictateur tunisien pour l’aider dans l’oppression d’un peuple, en quête de liberté et de démocratie.
Mais la France de 2016 est partagée entre des appels pour reconnaître les crimes de la France et des déclarations insupportables comme la déclaration récente de François Fillon : "la France n’est pas coupable d’avoir voulu faire partager sa culture aux peuples d’Afrique" !
Partager sa culture où ? à la Villa Susini, entre les séance de tortures et de viols ?
Votre grand-mère vous a-t-elle appris que le partage de la culture doit se faire avec la force et en utilisant la torture et l’humiliation d’un peuple qui était libre ?
Récemment le journal Le Point vous a interrogé sur le "roman national" et " les pages moins glorieuses de notre histoire ", vous avez répondu : "Oui, en Algérie, il y a eu la torture, mais aussi l’émergence d’un Etat, de richesses, de classes moyennes, c’est la réalité de la colonisation. Il y a eu des éléments de civilisation et des éléments de barbarie."
Vos propos m’ont extrêmement déçu et blessé. Ils montrent que n’avez pas la maîtrise de ce sujet, vous n’étiez pas né durant l’époque coloniale, mais on ne s’exprime pas sur des sujets d’une telle importance avant de lire, écouter les témoignages des victimes et analyser les travaux des historiens. Vous n’avez certainement pas lu ce que votre Maître, le philosophe Paul Ricœur a écrit sur ce sujet.
Vous m’avez extrêmement déçu et blessé par vos propos parce que je suis une des victimes de cette guerre.
Je suis "français par le crime", né d’un viol commis sur ma mère Kheira, pendant la guerre d’Algérie par un groupe de soldats français.
Séparé de ma mère et abandonné dans un orphelinat d’Alger, je me retrouve à cinq ans adopté par une femme de la bourgeoisie algérienne. Ma mère adoptive n’est autre que la première Algérienne et la première femme musulmane à intégrer l’École Normale Supérieure et l’Académie Française, l’écrivaine Assia Djebar. Elle est décédée en février 2015.
Pour dire qu’il y a eu des "éléments de civilisation", vous n’avez certainement pas lu, ni écouté mon histoire que France 2 a diffusé en 2012. Vous n’avez certainement pas écouté le récit tragique de Louisa IGHILAHRIZ, qui a été torturée et violée pendant la guerre d’Algérie. Vous n’avez pas écouté non plus la souffrance d’Annick CASTEL PAILLER , mariée à un Français communiste et sympathisant de l’indépendance de l’Algérie, qui a été arrêtée et violée.
Vous ne savez rien des conséquences dramatiques de ces viols, que le militaire français Henri Pouillot décrit parfaitement dans ses témoignages et ses livres : "C’est ce qu’il y a de plus dramatique pour les femmes de culture musulmane et avec ce que ça représente pour elles d’êtres violées. Si elle est vierge ça veut dire qu’elle ne pourrait plus se marier et si elle était mariée, elle va être répudiée. Pour une femme qui a été violée c’est pratiquement son exclusion de la société civile par la suite."
Ma mère biologique, décédée le 9 août 2016, a été exclue de la société, aucune richesse en France ou en Algérie ne pourra effacer ce drame.
Je suis la première victime de cette guerre dont la justice française a reconnu officiellement, en novembre 2001, les exactions commises par certains soldats français. Une première parce que ces crimes ont été amnistiés par le Général de Gaulle, le 31 juillet 1968, une amnistie qui est contraire à la convention de Genève ratifiée par l’État français.
Je me retrouve aujourd’hui avec un père ou peut être des pères français criminels de guerre. Ma mère morte dans l’indifférence. Kheira violée par les français a été rejetée par les algériens pour un crime dont elle fut la première victime. Ils sont où les éléments de civilisation", et les "richesses" dont vous parlez ?
Seriez-vous prêt à reconnaître que dans l’occupation allemande en France, il y a eu des richesses et des éléments de civilisation ? Parliez-vous de richesses ou de civilisation si votre chère grand-mère a été torturée ou violée par les allemands ?
Évoquant les souffrances de la colonisation et les massacres de Sétif, le 8 mai 1945, le président de la République François Hollande a déclaré, en décembre 2012, devant les parlementaires Algériens : "Rien ne se construit dans la dissimulation, l’oubli ou le déni. Nous avons ce devoir de vérité sur la violence, les injustices, les massacres, la torture."
Rappelons que le père de François Hollande était un proche de l’OAS, qui défendait l’Algérie française à l’opposé des idées de son fils.
François Hollande a reconnu " les souffrances que la colonisation a infligées au peuple algérien " et que "pendant 132 ans, l’Algérie a été soumise à "un système profondément injuste et brutal".
Monsieur le Ministre,
Je suis un autodidacte, qui n’a pas eue la chance d’avoir votre parcours, mais avec mon drame personnel et ma connaissance de l’histoire de la France et de l’Algérie, je ne peux vous laisser dire que dans la colonisation française en Algérie, il y eu des éléments de civilisation. Connaissez-vous l’Algérie et ses richesses économiques, culturelles et civilisationnelles avant l’arrivée des français en 1830 ?
Je tiens à vous rappeler quelques écrits et témoignages des Généraux de la colonisation, qui ont été recueillies par Michel Habart dans son livre "Histoire d’un parjure" : " rien de comparable en Europe à la région de Blida ", écrivait le Colonel Saladin. " La Kabylie est superbe, un des pays les plus riches que j’aie jamais vus.", témoignait le maréchal Saint Arnaud ou aussi "pays couvert d’arbres fruitiers de toutes espèces, jardins cultivés jusqu’à la mer, grande variété de légumes grâce à un système d’irrigation très bien entretenu par les Maures.", écrivait Gentry de Bussy. Le Colonel Claude Antoine Rozet témoignait dans "Voyage dans la régence d’Alger" en 1833 sur le niveau intellectuel des algériens : "Presque tous les hommes savent lire et compter. En France on compte à l’époque 40 % d’analphabètes. Ainsi les soldats qui débarquent sont en général moins instruits que les sauvages qu’ils viennent civiliser".
Comment ignorer le "Génocide culturel", la "dépossession foncière". La France a tout fait pour tenter d’effacer l’identité, la langue et la religion de tout un peuple ? Comment parler de richesses et contredire des historiens tel que Charles-Robert Ageron, qui a décrit dans son livre "l’histoire de l’Algérie contemporaine" la "détérioration de la situation économique des populations musulmanes au cours des années 1870 à 1914".
De quelle classe moyenne, parliez-vous, l’Algérie était musulmane et en islam, "les Hommes sont égaux comme les dents d’un peigne".
Si la France a construit en Algérie des immeubles haussmanniens, des routes et des usines, ce n’était pas pour les algériens, mais pour des colonisateurs qui espéraient que l’Algérie resterait définitivement Française.
Monsieur le Ministre,
Je tiens à préciser que j’ai mené un combat de 30 ans sans haine pour la France, mais des déclarations comme la vôtre ravivent mes souffrances. J’ai mené mon combat pour retrouver mon honneur et l’honneur de ma mère et dans l’espoir que mes deux pays se réconcilient et tournent la page définitivement. De l’Algérie, j’attends également qu’elle admette ses erreurs envers ses orphelins, envers ma mère et envers les milliers de femmes algériennes, qui ont violées par les soldats français, ensuite rejetées par les algériens.
Je garde confiance dans vos bonnes intentions pour révolutionner le monde de demain et changer cette vision erronée de notre histoire.
Paris, 28 novembre 2016 | Mohamed GARNE
Cette lettre ouvert, poignant témoignage de Mohamed, démontre autrement mieux que n’importe quel discours "les bienfaits de la colonisation"
Quand sera-t-il reconnu que la colonisation est un crime contre l’humanité ?