Ce commentaire est un extrait de l’analyse que j’ai faite de ce document dans mon livre " Mon Combat contre la Torture".Dans son numéro du 19 mai 2004, Le Canard Enchaîné révélait le dossier "sensationnel" du "CASOAR". C’est une revue trimestrielle éditée par l’Association "La Saint-Cyrienne" regroupant les officiers sortis de la prestigieuse école militaire. Dans le numéro 173 daté d’avril 2004, un dossier de 11 pages traite de "Torture, cas de Conscience : Le dilemme des deux immoralités", "L’éthique de responsabilité confrontée au terrorisme".
Le général Maurice GODINOT, président de l’association avertit ses lecteurs : "Le texte qui est proposé aux lecteurs de notre Casoar est une étude approfondie, courageuse, mesurée. Nous sommes conscients du caractère dérangeant de la thèse développée. Mais il nous paraît sain et normal qu’un officier réfléchisse, en profondeur, aux cas de conscience fondamentaux qui peuvent surgir, sans préavis, dans l’exercice de ses responsabilités. Arriverait un moment où il serait trop tard pour réfléchir : alors quel désarroi face aux décisions à prendre ! Cette contribution à la réflexion, véritable quête de vérité, nous a paru plus qu’estimable. A chacun, en conscience, de se forger son opinion.
L’auteur n’ayant pas pu obtenir un agrément de ses supérieurs directs nous a demandé de conserver l’anonymat."
Cette introduction est lourde de conséquence. Il ne s’agit pas simplement de l’élucubration d’un individu (ce qui serait déjà préoccupant), mais une caution de l’association en son entier. Le fait que le Président, es-qualité présente ce dossier, utilise le Nous, démontre bien qu’il s’agit de l’expression de l’organisation en temps que telle qui prend en compte cette thèse et la considère comme une étude approfondie, courageuse, mesurée. Que ce dossier vienne au grand jour, proposé par ceux qui sont souvent présentés comme l’élite de l’Armée Française mérite de s’attarder un peu sur les motivations les enjeux qu’il représente. Cette démarche scandaleuse s’inscrit dans une double volonté :
tenter de justifier que pour lutter contre le terrorisme, il n’y a pas d’autre alternative que des mesures d’exceptions, donc d’employer des "interrogatoires sévères"
proposer qu’un cadre juridique définissant comment légaliser la torture, en remettant en cause les avancées significatives concrétisées par la Convention Internationale contre la torture redéfinie en 1984.
Dès le début du dossier les objectifs sont clairement exposés :
"Quand un événement ébranle les certitudes les mieux établies… Si un interrogatoire sévère avait pu, le 10 septembre, éviter les attentats du 11, aurait-on dû, au nom des droits de l’homme, ne pas le pratiquer ? Je laisse au lecteur le soin de juger affirme le général Schmitt .
11 septembre 2001 : trois mille civils innocents tués ! Les terroristes recherchaient l’attentat le plus spectaculaire. Et s’ils avaient eu ce jour-là en leur possession une arme de destruction massive ? Et si l’on avait arrêté la veille l’un des terroristes et qu’il refusait de parler ? La menace change de nature. Un doute s’insinue : l’article 2 de la Convention internationale contre la torture de 1984 ne reconnaît aucune circonstance exceptionnelle pour justifier la torture. Ne souffre-t-elle aucune exception ? Est-il nécessaire d’attendre d’autres évènements plus dramatiques pour s’interroger sur la pertinence de cette affirmation unanime ?
…. Peut-on soulager sa conscience à bon compte en condamnant la torture et en occultant l’autre partie du dilemme, le massacre d’une population ? Inversement, faut-il vouer aux gémonies ceux qui ont déjà accepté de "perdre leur âme" en tentant d’empêcher des massacres complémentaires ?"
L’enjeu essentiel du dossier est ainsi posé d’emblée.
Ensuite, il est significatif de se reporter à plusieurs passages développés :
"Il s’agit alors de se pencher sur un dossier sensible pour tenter de lever beaucoup d’interrogations et de proposer quelques éléments de réflexion sur une question difficile : pour contrer une menace terroriste d’un niveau inacceptable, la torture peut-elle être un mal parfois nécessaire ? Cette fin peut-elle parfois nécessiter ce moyen ?
... Le Général Schmitt parle d"interrogatoires sévères qui n’ont jamais été des interrogatoires sanctions…
… Cependant, l’immoralité d’un interrogatoire sévère semble atténuée par son but et les circonstances…
… Deux exemples historiques marquants illustrent ce dilemme : les interrogatoires sévères utilisés lors de la bataille d’Alger en 1957 et les pressions physiques modérées utilisées par Israël depuis dix ans…
… Un postulat : la légitime défense de la vie d’innocents est une fin qui justifie, toujours et partout au moins un moyen… à la condition impérieuse de ne pas sombrer dans la barbarie…
… Les Etats-Unis après le 11 septembre, forts d’une légitimité internationale unanime, ont attaqué et renversé avec le soutien de leurs alliés le régime taliban en Afghanistan, protecteur des camps d’entraînement d’Al Qaeda. Le résultat est positif…
… La hiérarchie des normes doit être rétablie entre la fin, les moyens et les conséquences…
… Finalement, une fin bonne justifie toujours l’emploi à temps de moyens pourvu qu’ils soient strictement nécessaires, que les conséquences prévisibles soient les moins lourdes possibles, et à la condition impérieuse de ne pas sombrer dans la barbarie…
… D’un côté les interrogatoires sévères sont contraires au respect de la personne et de la dignité humaine, de l’autre la légitime défense d’autrui est un grave devoir…
Comment alors borner l’action pour ne pas sombrer dans la barbarie dénoncée ? Saint Thomas d’Aquin précise que la licéité ou l’illicéité d’une décision dépend de son caractère mesuré ou non. A l’instar d’Israël dont la Cour Suprême a autorisé les pressions physiques modérées en 1994, il paraît important de cerner en amont les responsabilités politiques pour restreindre au minimum l’utilisation des interrogatoires sévères et empêcher tout arbitraire trois bornes relèvent des grands principes.
Tout d’abord, première borne, la légitimité : elle ne peut venir que d’une population pourtant convaincue du caractère inacceptable de la torture ; c’est seulement lorsqu’elle est soumise à une terreur particulièrement insupportable qu’elle peut être amenée à réclamer un moindre inacceptable
Deuxième borne, la responsabilité politique : seuls les dirigeants politiques au plus haut niveau peuvent prendre une telle décision et assumer une telle responsabilité. Ils ne peuvent ensuite se défausser sur les forces de l’ordre en leur confiant une mission secrète à remplir par tous les moyens.
Troisième, la légalité : une loi d’exception doit alors définir des limites temporelles et spatiales précises, des moyens d’action limités. Soulignons aussi qu’une telle loi ne pourrait jamais avoir une portée universelle. Légitimité, responsabilité et légalité, tels sont donc les trois devoirs et les prérogatives du pouvoir politique. En un mot, l’esprit consiste à rendre la chose tellement difficile que seules des circonstances puissent l’initier.
Les bornes supplémentaires relèvent des circonstances. Ainsi le père Delarue, aumônier de la 10ème division parachutiste, lorsqu’il connut la terrible mission confiée, soucieux d’éviter tout arbitraire et de prévenir les débordements, chercha à définir des bornes concrètes et des limites les plus précises possibles à l’immoralité demandée.
Les bornes proposées peuvent être précisées. Quatrième borne, un contexte exceptionnel : les forces de l’ordre ne contrôlent plus la situation, en étendue ou en intensité : dans le premier cas lorsque le nombre d’attentats devient si grand que la population est terrorisée, dans le second cas quand les conséquences d’une menace avérée ne peuvent plus être acceptables. Cinquième borne, la patience et la prudence : avoir épuisé toutes les solutions alternatives. Sixième borne, la preuve : ne jamais interroger sévèrement quelqu’un dont la culpabilité n’est pas établie de façon certaine. Septième borne, la nécessité d’un renseignement vital : l’urgence doit imposer l’obtention de ce renseignement. Huitième borne, l’utilité : ne jamais interroger sévèrement une personne pour des renseignements futiles ou déjà obtenus. Neuvième et dixième bornes une autorité responsable… d’une haute valeur morale : ne jamais laisser interroger sévèrement sans la présence de ce responsable, qui n’aime pas faire souffrir et qui écarte avec force la moindre personne qui y prendrait plaisir, autrement dit un sadique. Onzième borne, la proportionnalité : les souffrances maxima autorisées doivent dépendre de l’importance de la menace ; ce ne peuvent être les même pour empêcher un simple attentat et rechercher une arme de destruction massive sur le point d’exploser ; on peut alors retrouver la distinction entre les pressions physiques modérées et un interrogatoire sévère. Douzième borne, la progressivité : l’urgence ne doit pas empêcher d’essayer d’obtenir les renseignements recherchés avec le minimum de souffrance strictement nécessaire. Treizième borne, la dignité : bannir les comportements humiliants. Quatorzième borne, les limites : ne jamais questionner jusqu’à la mort ; ne jamais mutiler. Cela veut clairement dire qu’il faut accepter de ne pas toujours obtenir le renseignement attendu. La fin ne justifie pas n’importe quel moyen. Quinzième borne, le contrôle et la sanction systématique de tout dépassement ; et pour cela, un cadre juridique est nécessaire
Ces bornes proposées pourraient trouver leur place dans une loi d’exception. Elle remettent l’homme au centre de la décision et interdisent d’amalgamer interrogatoire sévère et barbarie. Elles sont claires ; l’application en est cependant éminemment difficile et délicate.
En conclusion : …Seule reste la responsabilité à assumer. Cette responsabilité de trancher le dilemme n’incombe pas d’ailleurs au pouvoir exécutif mais au pouvoir législatif. Les élus demeurent seuls responsables vis-à-vis d’innocentes victimes potentielles…"
Les citations sont sans doute un peu longues, mais il est tellement difficile de sélectionner les passages les plus explicites ! Ce dossier est tellement dense, et comme il n’est pas diffusé largement sur la place publique, les médias se sont montrés très discrets, il m’a semblé utile d’extraire quelques formulations qui montrent bien l’importance idéologique qu’il représente par cette offensive. Nombre de postulats sont affirmés comme des vérités
L’intervention en Afghanistan a été un succès. L’objectif principal annoncé avait été de se débarrasser de Ben LADEN, trois ans plus tard il nargue toujours les Etats-Unis sur les écrans de télévision. Il n’est pas non plus inintéressant de rappeler comment il a pu être mis en place, comme le Commandant Massoud, ou Saddam Hussein à un autre moment, pour des raisons stratégiques de l’impérialisme financier américain, et particulièrement pétrolier dans cette région du monde afin de contrôler les puits de pétrole et sa commercialisation dans le monde.
La torture serait se seul moyen de lutter efficacement contre le terrorisme. En Algérie, cette pratique a bien démontré par le contraire qu’elle n’a pas renversé cette marche vers l’indépendance.
Une expression revient à plusieurs reprises : "ne pas sombrer dans la barbarie" ce qui revient bien à dire qu’il serait donc acceptable selon ces "penseurs" qu’une petite dose (comment mesurer la petite dose ou l’abîme ?) serait donc tolérable.
Les précautions de langage, les "limites" définies pour que les pratiques soient "acceptables" ne sont en réalité qu’un écran de fumée. Quel appareil mesurerait la souffrance, sa proportionnalité, et le maximum autorisé ? Quel outil serait utilisable pour "provoquer les souffrance ? Sur quel critère serait retenu comme vital ou futile un renseignement ? Simplement poser la question est y répondre.
Seuls les sévices physiques semblent évoqués. Pourtant tant en Algérie hier, qu’en Irak aujourd’hui les traitements prenant en compte les aspects culturels, religieux sont des méthodes répétitives bien enracinées : mise en cause sexuelles encore plus particulières pour les femmes.
Il semble bien que cette démarche consiste à dédouaner ceux qui se sont "sali les mains", et qu’en fait, ils n’étaient que des visionnaires.