Lettre envoyée le 26 janvier 2014
Monsieur le Ministre
Témoin de la Guerre d’Algérie, et tout particulièrement de torture à La Villa Susini (de juin 1961 à mars 1962) je suis donc très sensible sur ce sujet. C’est pourquoi j’ai beaucoup témoigné publiquement sur ces questions. Depuis une quinzaine d’années j’ai accepté des responsabilités militantes au plan national pour la défense des droits de l’homme et contre le colonialisme. Compte-tenue de mon expérience sur la torture pratiquée dans cette période de la Guerre d’Algérie, depuis quelques semaines, je continue d’être sollicité pour répondre sur ce sujet.
Le 14 janvier dernier, à l’Assemblée Nationale, vous avez répondu, au nom du Gouvernement, à une question orale du député François Asensi. (pour voir, cliquez ici)
Cette question de l’Assassinat de Maurice Audin revient dans l’actualité à la suite de la parution du livre, très intéressant, de Jean-Charles Deniau "La Vérité sur la mort de Maurice Audin", sorti il y a quelques semaines, quelques mois après la mort du Général Aussaresses, permet de faire avancer la vérité sur cette question.
Le 14 Janvier vous avez répondu : "D’ores et déjà, à la demande du Président de la République, j’ai remis personnellement à Mme Audin l’intégralité des archives de la défense relatives à la disparition de son mari. À cette fin, j’ai eu recours dans cette affaire à une procédure inédite en prenant un arrêté de dérogation générale. Par ailleurs, conscient des limites de ces archives, j’ai veillé à ce que Mme Audin dispose de tous les documents en notre possession, qu’ils aillent ou non dans le sens de la version officielle défendue à l’époque.
Monsieur le député, ce travail continue, je souhaite qu’il aboutisse bientôt, et ce sera l’honneur de ce Gouvernement que d’avoir contribué à l’établissement de la vérité près de soixante ans après les faits."
Avec les dernières "confessions " de cet odieux personnage, nous sommes très proches de la réalité de cet assassinat. Je voudrais donc apporter ma contribution à l’approche de la recherche de la vérité.
Personnellement, cependant, 4 points m’interrogent :
Maurice Audin aurait été tué pour l’exemple, message envoyé aux européens membres du PCA (Parti Communiste Algérien) ? Ce motif ne me semble pas être convaincant. C’était vrai pour Fernand Iveton. Pour Maurice Audin ? Alors, pourquoi avoir joué la mascarade de cette évasion ? Pour "faire" un exemple, il aurait fallu que sa mort soit connue, et motivée, officiellement. Certes, personne, même à cette époque, n’avait gobé cette version rocambolesque puisque Maurice n’était pas réapparu. Une conviction était née : les disparitions, pendant cette bataille d’Alger signifiaient une mort, un assassinat, rarement un internement "clandestin", sauf parfois pour des femmes "utilisées" pour le "confort" sexuel des militaires de l’unité.
L’autre commentaire d’Aussaresses : "On a tué Audin. Voilà. On l’a tué au couteau pour faire croire que c’était les Arabes qui l’avaient tué. Voilà !" ne me semble pas plus crédible. En effet, pour qu’il ait une possible vraisemblance, il aurait fallu que l’on trouve le cadavre, comme par exemple dans le Ravin de la Femme sauvage, un lieu de prédilection à Alger dans cette période pour "servir" de cimetière à ciel ouvert !!! Les militaires auraient donc dû se "débarrasser" du corps et le faire savoir.
A aucun moment Aussaresses n’évoque le climat de ces "interrogatoires". Il semble dire que ses hommes, super dévoués, torturaient sur ordre, "tranquillement", en professionnels d’enquêteurs, calmement, "obligés" de se "salir les mains". Or, ces "spécialistes" œuvraient généralement, par plaisir, pour casser du "bougnoule" (en reprenant l’expression de Le PEN), par racisme, sur des "ratons" parce qu’ils considéraient que ces Algériens n’étaient pas des hommes, mais des indigènes qui n’avaient aucun droit, sinon celui d’obéir sans aucune contestation. Le capitaine de la Bourdonnaye-Montluc qui a pris la relève d’Aussaresses confiait à Marie-Monique Robin (dans son livre "Les escadrons de la mort", l’Ecole Française) : "Certains membres de l’équipe que j’avais récupérée étaient devenus complètement fous. Ils avaient pris l’habitude de tuer les prisonniers d’un coup de couteau dans le cœur." Ces séances de tortures étaient souvent "agrémentées" de boisson. A cette époque, l’alcool était la drogue que l’on a retrouvée plus tard (cocaïne, héroïne...) au Vietnam, aux Balkans... Et l’ivresse conduisait à tous les excès, permettait les pires "jeux", tolérés, encouragés par la hiérarchie.
La défense d’Aussaresses, depuis 2001, depuis qu’il a parlé de son activité, est qu’il s’est TOUJOURS réfugié derrière son éternelle position d’avoir été un militaire ultra zélé ne faisant qu’appliquer les ordres, sans état d’âme, Et dans ce cas, il reporte la responsabilité sur son supérieur hiérarchique Massu, et sur le pouvoir politique. Il est évident qu’il a été couvert pendant toute cette période, sans restriction, par ces 2 autorités. Mais il disposait d’une telle autonomie d’action, dont il rendait compte, APRES, de son "travail", car il officiait comme il l’estimait "utile". Un peu comme Massu, il semble qu’il ait voulu, juste avant de mourir, corriger l’image qu’on garderait de lui : il n’était pas l’odieux tortionnaire, sans remords, mais un militaire obéissant, obligé d’effectuer le sale boulot, sur ordre !!!
Tout cela confirme évidemment que la version "officielle", qui n’a toujours pas été contestée par les autorités militaires, et reste donc, de fait, LA "vérité" étatique, est un grossier mensonge. Mais cela démolit aussi, comme je l’avais déjà écrit il y a 4 ou 5 ans, la version de Pierre Vidal-Naquet. A ce moment là, tous ceux qui s’étaient satisfaits de l’enquête de cet historien m’avaient pris à partie. J’avais eu en effet des témoignages oraux, des bribes de confidences, après des débats auxquels j’avais été sollicité me permettant de mettre en cause cette version communément admise depuis la fin de la Guerre d’Algérie. Un doute était né, mais aucune certitude ne s’imposait pas encore.
Dans le livre d’Aussaresses, paru en 2008, "Je n’ai pas tout dit" (ultimes révélations faites lors des entretiens avec Jean-Charles Deniau de ce tortionnaire) avait été acceptée comme plausible une première version très proche de cette nouvelle confession. Mais elle comportait une certaine ambiguïté, laissant sous-entendre que l’assassinat de Maurice Audin aurait pu être commis par le commando d’Aussaresses, mais sous la responsabilité du commandement de son successeur le Capitaine de la Bourdonnaye-Montluc. Ces nouvelles confessions apportent un nouvel éclairage, il faut maintenant qu’elles puissent être précisées, que cette nouvelle pièce du puzzle permette de connaître TOUTE le vérité sur la disparition de Maurice Audin. C’est d’abord une nécessité pour la famille, mais aussi pour l’Histoire de cette Guerre d’Algérie.
La vérité sur la "disparition" de Maurice Audin a donc fait un nouveau pas mais elle doit être enfin établie avec certitude, et les zones d’ombre qui persistent doivent s’éclairer. Il existe encore des témoins vivants qui savent exactement comment s’est déroulé ce sinistre scénario, et il existe aussi des ex-"officiers de renseignements" de l’époque qui, obligatoirement, savent eux-aussi, comment cet horrible drame s’est déroulé. Tous ces officiers, basés à Alger, se retrouvaient quotidiennement pour faire le points sur leurs "résultats". Ils doivent dire la vérité. Je pense tout particulièrement à Maurice Schmitt et à Jean-Marie Le Pen.
Le 14 janvrier dernier vous vous êtes engagé à ce que "l’honneur de ce Gouvernement soit d’avoir contribué à l’établissement de la vérité près de soixante ans après les faits" Il reste un bout de chemin à faire, je vous dis chiche !!! Il est de votre autorité que l’Armée Française s’honore à ne pas rester la "grande muette" mais révèle, enfin, sa responsabilité sur ce plan. Mais vous devriez également permettre que les archives gouvernementales (discussions des conseils de ministres, archives des ministères de cette époque…) puissent être consultées pour constater les responsabilités politiques dans ce domaine.
En attendant d’avoir votre réponse à cette lettre, je vous prie d’agréer, Monsieur le Ministre, mes plus sincères salutations.
Dès que je recevrai une réponse, je la publierai
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